L’art ou la loi ?
Tags et graffs, entre institutions et générations
Alain Vulbeau, sociologue
Décryptage
De la zulu Nation au graffiti writer
Hondo, graffeur
Analyse
L’art d’intervenir dans l’espace public
Hugues Bazin, sociologue
Pollution visuelle
Maîtriser l'affichage publicitaire intempestif dans sa
commune
Pierre-Jean Delahousse, Paysages de France
Affichage associatif
De nombreuses villes hors-la-loi
Sabrina Costanzo, journaliste
Acteurs
De la rue à l’atelier,
un parcours de graffeur
autoportrait de Hondo
Charleroi (Belgique)
Spirou sous les bombes
Sabrina Costanzo, journaliste
Bagnolet (Seine-saint Denis)
Kosmopolite,un festival d’art mural co-géré
Sabrina Costanzo, journaliste
Territoires ruraux
Les champs du graffit
Alexandra Audoin-Martin, doctorante en sciences
de l’éducation
Débats
Relations graffeurs - collectivités
Un deal permanent
Sabrina Costanzo, journaliste
La peur des jeunes et de la nouveauté
interview d’Alexandra Audoin-Martin,
doctorante en sciences de l’éducation
Mouvements antipub
L’art et la révolte
Véronique Berkani, journaliste
Parlons droit
Tags et graffitis : quelles sanctions ?
Raphaëlle Cadet, avocate
Pour aller plus loin
> L'ARTICLE DU
MOIS
Relations graffeurs - collectivités
Un deal permanent
Par Sabrina Costanzo, Journaliste
Face aux graffs et aux tags, le cœur
des collectivités balance : réprimer, réinsérer,
utiliser ? Les graffeurs, eux, attendent surtout une reconnassance
artistique de leur mouvement.
"Qui manipule qui ? " Une question redondante posée
par les parties concernées dès qu’il s’agit
de caractériser les partenariats graffeurs / municipalités.
Un leitmotiv qui illustre, en France, toute l’ambiguïté
de l’action publique à l’égard du
graffiti qui associe allègrement répression
des tagueurs et promotion du graffiti comme pratique artistique.
Une approche qui se reflète dans la façon dont
les municipalités qualifient les pratiques : le "
graffiti " et les " tags " ont une tonalité
péjorative, alors que les " graffs " et les
" fresques " sonnent de façon plus positive.
Cette qualification manichéenne est en fait erronée
car tout graffeur considère que les quatre modes d’expression
sont inséparables. " L’essence du graff,
c’est l’école de la rue : il faut avoir
fait du vandale pour être reconnu par le milieu ",
explique Shuck2 [prononcez Shuck two], un graffeur de Nanterre.
" Le graff est à la fois un mouvement d’expression
artistique, sociale et politique. Or, dans l’expression
politique, il y a une dimension contestataire, que l’on
retrouve dans le graffiti, un marquage du territoire, que
l’on retrouve dans le tag… ", argumente Jean-Claude
Richez, responsable études et formations à l’Institut
national de la jeunesse et de l’éducation populaire
(Injep).
Atelier macramé nouvelle version
Le mouvement graffiti aspire à être reconnu par
les autorités municipales, non seulement comme un mouvement
artistique, mais aussi comme un mouvement social et politique.
Toute collectivité qui tente de le prendre en compte
se place, selon Jean-Claude Richez, face à une contradiction
: " Le graff n’a de sens que dans la tension légal
/ illégal, et donc dans une remise en cause du fonctionnement
de l’espace public. Or, le graffiti interpelle les pouvoirs
publics et les usages de l’espace public car il constitue
une remise en cause du fonctionnement de ce même espace
public que la puissance publique doit réguler. "
La politique d’une municipalité à l’égard
du graffiti dépend des rapports de force entre quatre
services municipaux qui ont chacun une posture différente
: le service sécurité parle de répression,
quand le service propreté évoque le coût
de ce qui est considéré comme une pollution
; l’adjoint à la jeunesse doit s’efforcer
d’entretenir un dialogue avec les jeunes issus des classes
moyennes et populaires et prendre en compte cette forme d’expression
en ouvrant des espaces légaux pour les graffeurs ;
l’adjoint à la culture s’intéresse
lui à la plus-value esthétique d’un mouvement
artistique. Les graffeurs qui font le choix de la collaboration
avec les municipalités sont en général
confrontés à l’adjoint à la jeunesse.
Ce qui génère dans neuf cas sur dix une forte
frustration. Le graffiti, comme le hip hop en général,
veut être reconnu comme mouvement artistique. "
Les relations sont hypocrites ", s’insurge Shuck2.
" Les mairies qui affirment leur volonté de prendre
en compte le graff ne veulent faire que du social et rien
d’autre. "
Jean-Claude Richez analyse ces rapports graffeurs / municipalités
" comme des tentatives d’enfermement ". En
France, le graffiti est cantonné dans le socio-culturel,
et l’atelier graffiti vire souvent, pour Jean-Claude
Richez, " à l’atelier macramé nouvelle
version ". L’atelier graffiti est un outil pratique
de répression / promotion… mais qui peut se retourner
contre ses instigateurs. Car initier au graffiti permet à
la fois d’éviter les tags… et d’inciter
au tag. Les ateliers, tels qu’ils sont conçus
aujourd’hui, sont jugés inefficaces par les graffeurs
: ce ne sont pas des ateliers d’une semaine qui peuvent
initier des adolescents au graffiti.
Droit de cité
L’autre solution fréquemment adoptée pour
encadrer le mouvement graffiti est de mettre à leur
disposition des surfaces à peindre. Mais sous prétexte
d’assurer la promotion du graffiti, la concession de
murs s’inscrit dans une logique de contrôle. "
Les municipalités donnent des murs pour canaliser les
tags et voir apparaître les graffeurs au grand jour.
Quand tu signes avec une municipalité, tu joues le
jeu et passe un contrat moral. Moi je ne tague plus sur Nanterre
", explique Shuck2, spécialisé, comme il
le dit, dans " le graff pur et dur, axé sur la
lettre ". Et le graffeur d’apporter une critique
supplémentaire : " Les commandes municipales portent
surtout sur de la fresque grand public (BD, paysages). C’est
rare d’arriver à négocier un mur avec
du pur graff. Ces fresques figuratives contribuent à
diffuser une image ringarde du graff. "
Cependant, les graffeurs reconnaissent que la réalisation
de fresques commandées par les municipalités
constitue pour eux un moyen de progresser, de se faire connaître
et de faire reconnaître leur passion. Mais Shuck2 ne
manque pas de relever l’effet pervers de telles pratiques.
" On a graffé gratuitement pour une ville pendant
notre jeunesse. Aujourd’hui, on essaye de vivre de notre
pratique, mais on ne voit venir aucun retour de manivelle,
les mairies continuent à fonctionner sur le mode de
la gratuité et refusent de payer nos fresques. "
Le rapport d’une ville au graffiti est révélateur
de la manière dont elle pense la jeunesse. Aujourd’hui,
les municipalités doivent être conscientes qu’il
faut sortir de cette logique de contrôle et d’occupation
pour aller vers une logique de reconnaissance. Certaines ont
franchi le pas, en acceptant de reconnaître le graffiti
comme fait social et lui ont donné un réel droit
de cité (lire page 25). " Le graff est un mouvement
de fond et si les politiques de répression ou d’encouragement
peuvent en modifier le rythme de progression, elles ne changent
pas la donne, car l’enjeu se situe dans le fonctionnement
de l’espace public ", estime Jean-Claude Richez.
" On assiste aujourd’hui à une reconfiguration
des rapports à l’espace public, des formes de
représentation des pratiques politiques et artistiques.
Le graffiti est le révélateur d’une profonde
transformation de l’espace public. " S.C.
> POUR ALLER PLUS
LOIN
Sites
www.artcrimes.com
Le plus ancien site sur le graffiti. La référence
mondiale du graff ! Site en anglais
www.aero.fr
Association aero pour le développement de la culture
hip hop
Maison des associations
10.18 Quartier du grand parc
14200 Hérouville-Saint Clair
06 14 42 69 94, asso@aero.fr
À lire
Patrimoine, tags et graffs dans la ville, actes des rencontres
de Bordeaux des 12 et 13 juin organisées par l’association
Renaissance des cités d’Europe, Scérén
(services, culture, éditions, ressources pour l’Éducation
nationale) - CRDP, 2004
Les jeunes dans la ville, Jean-Pierre Augustin, Presses universitaires
de Bordeaux, 1991
Kool-Killer ou l’insurrection par les signes, Jean Baudrillard,
Paris, Gallimard, 1976
Souffrances et violences à l’adolescence, Patrick
Baudry, Paris, ESF, 2000
La culture hip hop, Hugues Bazin, Desclée de Brouwer,
1995
" Hip hop : le besoin d’une nouvelle médiation
politique ", Hugues Bazin, dans Mouvements n°11,
La Découverte, 2000
" La culture Hip Hop. Forme archaïque et modernité
", Hugues Bazin, dans La lettre FFMJC, 1998
" La fonction sociale des arts de la rue ", Hugues
Bazin, dans À la recherche des enfants de la rue, Karthala,
coll. Questions d’enfances, 1998
Culture hip-hop, jeunes des cités et politiques publiques,
Sylvia Faure et Marie Carmen, La Dispute - Snédit,
2005
Tags et graffs, les jeunes à la conquête de la
ville, Marie-Line Felonneau et Stéphanie Busquets,
Paris, L’Harmattan, coll. Psychologies, 2001
Rap ton tag, François Goalec, École moderne
française, coll. Parole en stock, 2000
Le tag, une expression adolescente, Anne Fleury Tassel, thèse,
université Paris 7, 1998
Le lisse et l’incisif - Les tags dans le métro,
Michel Korkoreff, Paris, Institut de recherche et d’information
socio-économique, 1990
Du tag au graff’art, les messages de l’expression
murale graffitée, Martine Lani-Blaye, Paris, Hommes
& Perspectives, 1993
L’étranger dans la ville, du rap au graff mural,
Alain Milon, Paris, Puf, coll. Sociologie d’aujourd’hui,
1999
" Tags, graff, rap : autres formes de communications
urbaines ", Alain Milon, dans Urbanisme n°299, mars-avril
1998
Changer la ville - Pour une nouvelle urbanité, Jean-Pierre
Sueur, Paris, Odile Jacob, 1999
Culture hip hop et politique de la ville, J.-P. Vivier, Centre
d’études et d’actions sociales, 1991
Du tag au tag, Alain Vulbeau, Desclée de Brouwer, 1992
Émergences culturelles et jeunesse populaire : turbulences
ou médiations ?, sous la direction d’Alain Vulbeau
et Manuel Boucher, Injep - L’Harmattan, 2003
Magazines
Radikal
Le " magazine du mouvement hip hop "
Tél. : 01 49 18 18 18, www.radikal-mag.com
Graff it !
Le trimestriel spécialisé du graffiti
Tél. : 01 49 69 94 97, www.graffitmag.com
Et aussi : Mix Grill, Graff Bombz...
Journal de TERRITOIRES
n° 457 - avril 2005
> L'ARTICLE DU MOIS
Environnement : les acteurs locaux contre
l’État
Jean-David Abel, adjoint au maire de Romans-sur-Isère
En matière d’environnement,
jamais un gouvernement n’aura pratiqué aussi rigoureusement
la déconnexion entre ses discours et ses actes, mettant
en péril les initiatives locales les plus volontaristes.
Il ne se passe guère de mois sans qu’une initiative
quelconque concernant le " développement durable
" ne soit annoncée avec tambours, trompettes, et
le plus souvent chœurs de nombreux médias, qui répercutent
trop régulièrement les discours d’intention
sans aller vérifier la réalité des politiques
gouvernementales et les moyens qui leur sont alloués.
Ainsi, nous avons eu l’installation
d’un Conseil national dudit développement durable,
l’élaboration d’une stratégie du même
nom, doublée d’une autre stratégie en faveur
de la bio-diversité, en écho à l’organisation
d’une conférence internationale sur le sujet à
Paris, sans compter de nombreuses communications sur les déchets,
le climat, les risques, sans oublier quelques tentatives législatives
et même constitutionnelles, puisqu’il faut bien
mentionner l’adoption de la Charte de l’environnement.
Au moins pourrait-on dire que cette dernière, à
défaut d’enclencher des modifications réelles
des politiques publiques, pourrait ouvrir la voie à des
prises en compte et des jurisprudences positives en matière
d’environnement. Ce qui n’est pas le cas pour les
autres initiatives mentionnées, qui demeurent de façon
générale au niveau des discours mais ne sont suivies
d’aucune déclinaison pratique, quand on n’assiste
pas à des régressions pures et simples en matière
de réglementation ou de budgets. Qu’on en juge
par quelques exemples.
Le " plan climat " accouche
d'une souris
Les changements climatiques représentent un des sujets
majeurs de l'heure, dont ce gouvernement répète
à satiété les enjeux. Malheureusement,
le " plan climat " maintes fois annoncé et
différé a accouché d'une souris : une collection
de mesures pré-existantes 1, rien de volontaire en matière
fiscale (logement ou transports), un Plan national d'allocation
de quotas d'émissions au rabais 2 malgré les demandes
réitérées de Bruxelles, l'abandon de nombreux
engagements en matière ferroviaire dans les contrats
de plan doublé d'une relance des projets autoroutiers...
sans oublier la minoration du rôle de la Mission inteministérielle
sur l'effet de serre, rapatriée au ministère de
l’Écologie et du Développement durable (Medd)
alors qu'elle était auparavant placée auprès
du premier ministre. Si on regarde les moyens, outre les coupes
sombres dans le budget de l'Ademe (maîtrise énergétique,
développement des énergies renouvelables, développement
de l'intermodalité dans les transports urbains…),
on constate la baisse de 75 % entre 2003 et 2005 des soutiens
apportés aux transports en commun en site propre que
les collectivités développent dans le cadre de
leurs plans de déplacements urbains. L’eau était
annoncée – légitimement – comme un
des domaines où la nécessité de réformer
notre dispositif législatif et réglementaire était
le plus urgent, et ce d'autant plus que la directive cadre européenne
sur l'eau d'octobre 2000 impose aux États membres des
objectifs de préservation et de reconquête de la
qualité assez ambitieux. Malheureusement, après
des années d'atermoiements où le gouvernement
s'est montré plus préoccupé de prélever
des moyens sur la trésorerie des Agences de l'eau (210
millions d'euros, une paille !), au détriment de leurs
engagements auprès des collectivités, le projet
de loi sur l'eau récemment annoncé est en nette
régression sur ces objectifs. L'abandon du principe pollueur-payeur
en matière d'intrants azotés ou de produits phytosanitaires,
l'abaissement du débit réservé pour les
prélèvements d'eau en rivière 3, l'inégalité
des différentes catégories d'usagers devant la
redevance (au profit des agriculteurs et des industriels) n'annoncent
pas pour demain une amélioration de la qualité
des eaux de surface comme souterraines...
Passivité par rapport à
l'offensive des lobbies
On pourrait détailler secteur par secteur l'abaissement
des objectifs de l'État face aux lobbies, industriels
et agricoles en particulier. On peut relever ainsi le manque
d'ambition (quand ce n'est pas l'invention de nouveaux obstacles)
en matière de développement des énergies
renouvelables ; l'affaiblissement des concours apportés
aux collectivités en matière de politiques de
traitement des déchets ; la passivité par rapport
à l'offensive des lobbies sur la question des OGM ; le
soutien de ce gouvernement aux pressions de l'industrie chimique
contre le projet européen de directive " Reach "
réglementant dans une optique de précaution l'utilisation
des substances chimiques ; des régressions sur les lois
" montagne " et " littoral " ; et, bien
évidemment, la diminution des budgets de l'environnement,
sensible tant dans les budgets de l'Ademe que dans ceux des
directions régionales de l'environnement, sans oublier
les coupes claires effectuées dans les soutiens aux associations
de protection de l'environnement. Dans ces domaines comme dans
bien d'autres, on a le sentiment que l'État est en constant
retard sur la société. Des collectivités,
des associations s'engagent pourtant, développant des
politiques volontaristes en matière d'aménagement
ou d'environnement. Développement d'Agendas 21 territoriaux,
inclusion progressive des normes HQE dans les constructions
ou rénovations, rattrapage du retard en matière
de transports collectifs, instauration de politiques volontaires
en matière de protection de la ressource en eau, inclusion
de normes sociales et environnementales dans les cahiers des
charges, élaboration de politiques volontaires en matière
d'économie d'énergie ou de développement
des énergies renouvelables, poursuite de la mise à
niveau des politiques de gestion des déchets, etc. Mais
sur tout ces sujets, et tant d'autres, les moyens manquent.
Le nécessaire volontarisme dans tous ces domaines ne
portera ses fruits que par le redéploiement de moyens
à la hauteur des enjeux. Autant de chantiers à
venir, pour l'État comme pour les collectivités,
qui permettront, au-delà des incantations à la
" croissance ", de mettre en œuvre de réelles
politiques de développement soutenable. J.-D. A. abel.vincent@wanadoo.fr
1 Pour ce qui concerne le bâtiment, le plan climat
se contente de reprendre la directive européenne sur
l’efficacité énergétique dans ce
secteur. Il reprend également des mesures d'éducation
en œuvre depuis longtemps, comme les campagnes de communication
de l'Ademe.
2 Le Plan national d'allocation de quotas définit la
quantité globale de quotas d'émissions de CO2
allouée gratuitement par l'État aux exploitants
industriels et aux producteurs d'énergie pour 2005-2007.
3 Le " débit réservé " est
le volume d'eau instantané qui doit être laissé
à la rivière dans laquelle on prélève
de l'eau afin d'assurer son bon état biologique.